En 1988 je me suis licenciée en Peinture auprès de l’Académie de Beaux Arts de Pérouse, en Italie; mon mémoire s’intitulait Le seuil sans Porte : de Jan Van Eyck à Lucio Fontana. Mes directeurs de thèse étaient mes profs d’histoire de l’art, soit le Prof. Bruno Corà et le Prof. Aldo Iori. Etudier la peinture dans une Académie dans le pays qui se professe le berceau de l’art est une expérience que je ne peux que conseiller à toute personne qui sente en soi l’élan pour la créativité. Ça fait du bien à l’âme. Le simple fait de rencontrer d’autres personnes qui viennent de tous les pays du monde, la tête pleine de rêves et de projets, dans un lieu charmant dans le cœur de l’Italie, ça en vaut la chandelle, et comment !
Pourtant, pendant ces quatre années de découvertes, à côté d’instants de pure joie et inspiration il y a eu aussi des périodes plus ou moins longues assombries par les doutes, les hésitations, et parfois par la solitude. Aucun des enseignants à qui je me suis adressée a été capable de m’indiquer le chemin à prendre lorsque le courant créatif semblait tarir et disparaître dans le sous-sol de l’Être. Ce qui arrive à beaucoup de personnes qui font de la créativité le pivot de leur existence – mais ça, je ne l’aurais sû et compris que bien plus tard.
D’une façon ou d’une autre, je pressentais qu’il manquait quelque chose de fondamental dans l’enseignement qui m’était transmis. De plus, dans les grands espaces de l’Académie, il y avait beaucoup de compétition, tous s’efforçaient d’atteindre on ne sait quoi, sans savoir pourquoi; et le tout était baigné dans une insatisfaction diffuse et transversale. Quelque chose était en gestation à l’intérieur de moi, encore informe et emmêlé, quelque chose que je n’arrivais pas à traduire en pensées conscientes. Cet état d’incubation transparaît clairement dans la dernière page de ma thèse, qui reste comme suspendue, inachevée. C’est ma vie, après la phrase finale de ma thèse, qui en a rédigé la suite; dans le chapitre que la Vie est en train d’écrire en ce moment, beaucoup de questions ont finalement trouvé une réponse, et toutes pièces du puzzle se mettent enfin en place de façon surprenante. Je transcris ici la conclusion de ma thèse (naïve, mais passionnée) :
Les deux architectures en miniature Mezcala s’affrontent, immobiles et absolues : l’une semble nous chuchoter : « Sois clos ! », alors que l’autre est le porte-parole de l’ouverture.
Est-il vrai, toutefois, que nous sommes en face d’une paire d’opposés? En glissant de l’une à l’autre, l’oeil construit un pont invisible, et l’âme pressentit qu’il existe un passage entre le clos et l’ouvert.
Les artistes, de plus en plus conscients de l’existence de ce passage, ont accéléré les temps d’exécution des peintures, en réduisant progressivement l’épaisseur de la surface peinte, jusqu’à ce qu’un seul geste, foudroyant et irreversible, a enfoncé l’ultime fragile barrière. « Pictures of nothing and very like » (1), des peintures dans lesquelles l’idée du passage met l’artiste et l’observateur l’un à côté de l’autre, en face de l’œuvre, en face du monde, unis dans une même écoute profonde.
Voilà que ceux qui semblaient des opposés inconciliables deviennent deux instants d’un seul et unique phénomène: l’acte créatif se trouve suspendu entre les deux, dans un espace ondoyant et insaisissable, le lieu même du paradoxe, où le plein et le vide ont la même, éblouissante présence.
Vous voyez ci-dessus deux dessins (acrylique sur carton) que j’ai intitulés Kai-He Ouvert&Fermé, que j’ai créés en m’inspirant aux architectures en miniatures de la culture Mezcala.
Je trouve merveilleux aujourd’hui que le dernier mot qui est affleuré alors à mon esprit, encore ingénu, ait été PRESENCE, justement, car je sais maintenant que c’est elle la clé de l’acte créatif véritable. Et je comprends aussi pourquoi j’ai collé au-dessus de l’écran de mon ordinateur cette citation de Rupert Spira, céramiste et enseignant de non-dualité:
I am like an open window; I make the viewing possible but am not in the view. (2)
Un vaste espace habité par la Lumière, la Quiétude et la Présence a été pour moi l’« effet secondaire» de la pratique du Qigong et de la méditation. Et j’ai découvert que c’est ce même espace qui s’ouvre pendant le procès créatif authentique. Il s’agit de deux chemins qui conduisent à la même douce clairière qui s’ouvre vers le ciel.
C’est pour cette raison que j’offre ce blog comme un point de rassemblement d’infos et de réflexions sur le Qigong et le processus créatif, ainsi que sur la méditation et ce que j’appelle l’ «Art Sourçant». Il s’agit des chemins que je parcours chaque jour depuis des années, et que je peux donc offrir à quiconque souhaite faire quelques pas avec moi. Mon intention est celle de partager, car j’aimerais que la joie et le sens de la vie que j’ai redécouvert récemment appartiennent au plus grand nombre de personnes possible.
J’écrirai plus largement à propos du Qigong (si vous mettez ce mot sur la barre recherche les articles à ce sujet vont apparaître au fur et à mesure que je les publierai). Le Qigong est une pratique millénaire grâce à laquelle j’ai récupéré la santé après un grave accident; ici je me contente de citer une des phrases qui m’a nourri le plus pendant les dernières années – et qui a été le fondement de ma recherche personnelle – que j’ai transcrite lors de l’une des innombrables rencontres avec mon inoubliale ami et enseignant , Wang Ting Jün.
Le Qi Gong est l’outil qui nous permet d’utiliser le Corps pour pratiquer la Perception, et la Perception pour connaître le Corps. La Perception est un pont entre le monde extérieur et le monde intérieur de la Conscience. D’abord tu connais ton Corps, ensuite, grâce à cette connaissance, le Cœur et l’Esprit se transforment.
Le terme Conscience – Awareness en anglais, Consapevolezza en italien – utilisé par beaucoup d’enseignants de méditation, a quelque chose de mystérieux et impalpable, et peut-être existe-t-il un meilleur mot pour exprimer ce qui est aussi et surtout un’expérience qui concerne l’Être dans sa totalité et qui inclut toujours certains ingrédients immanquables: amour, beauté et intelligence. Nous pourrios aussi les appeler expansion/ouverture, harmonie/grâce et sens/transparence (3). Que chacun utilise les synonymes qu’il préfère !
L’expérience de cet espace ouvert, lumineux et harmonieux à l’intérieur de nous est AUTRE par rapport à l’existence quotidienne, qui se meut seulement à partir du passé, de ce qui est connu, et qui se déploie sous l’égide plutôt étriquée du mental ordinaire, bavard et souvent tyrannique. Karl Gustav Jung l’appelait l’expérience numineuse (4). En utilisant une simple analogie, si on représentait la vie de tous les jours avec l’image d’une cité florissante, l’expérience numineuse pourrait être son jardin le plus secret, éblouissant en couleurs, grisant en parfums, offert au ciel comme un autel, enraciné dans la terre comme le plus beau des arbres. Un jardin magique, car le petit «moi» de tous les jours y habite aussi, il y est contenu : le jardin est incommensurable. Une sorte d’oasis hors du temps et de l’espace, où les habitants essoufflés de la cité pourraient retrouver le silence et le rythme naturel de leur souffle, à chaque fois qu’ils le désirent.
Plusieurs chemins différents mènent à ce jardin intérieur merveilleux, vivant à l’intérieur de chacun de nous. Comme je disais ci-dessus, à part le Qigong et la méditation, on y arrive aussi grâce au processus créatif, dont l’Art n’est que la pointe visible de l’iceberg, ou mieux encore, considérant la nature magmatique et dynamique de la créativité, n’ est que le panache du volcan.
Dans la vie et dans ces pages, ce qui m’intéresse avant tout c’est d’expérimenter l’art imbu de silence – soit l’art créé à partir de cet espace intérieur lumineux et impalpable – car c’est à mon avis le seul art qui puisse REVELER à ceux qui l’observent, à ceux qui en jouissent – et d’autant plus à ceux qui le créent – la présence de cet espace numineux à l’intérieur d’eux mêmes. Je ne veux pas par là aller contre aucun type d’art, je tiens trop à la liberté d’expression. Mais disons que je suis fatiguée de l’art-provocation, où l’originalité à tout prix ne jaillit pas de l’ «Origine», mais du désir de choquer ou de flatter l’intellect égocentrique. J’en ai marre de l’art qui accentue les laideurs et la noirceur dont l’être humain est malheureusement bien capable. En citant le compositeur anglais John Tavener, « il y a plein d’artistes qui savent nous indiquer la route vers l’enfer » : je préfère l’art qui conduit au paradis. Mais il s’agit là d’un point de vue purement personnel. Et je ne peux ignorer la multitude d’artistes qui dédient leur travail à l’activisme social et humanitaire: j’écrirai sans doute un article sur ceux qui essayent, par exemple, de sensibiliser les consciences sur le terrible flux des réfugiés provenant de pays en guerre ou dévastés par des cataclysmes.
True art comes from transparency, not from feelings of isolation, separation or despair’ [5] – Rupert Spira
Ma réflexion et ma curiosité ne sont pas tant tournées vers le « résultat », ou l’œvre d’art en soi, mais plutôt vers l’Attention, la Découverte et l‘Imagination – soit les étincelles qui s’allument entre les synapses lorsqu’on touche à la merveille et au sens – qui appartiennent à ceux qui créent l’art et à ceux qui en jouissent. Le conteneur ultime de chaque expérience humaine est la Conscience, et je suis quant à moi très intéressée à ce seuil diaphane de la Présence, la « porte sans porte » qui se dresse lorsque nous sommes immergés dans le processus créatif ou dans la méditation. Mon souhait le plus grand est que chaque être humain puisse un jour découvrir sa propre créativité innée, car il s’agit de l’un des chemins qui mènent directement à une vie pleine, joyeuse et toujours nouvelle. Seulement une vie attentive porte en soi ces dons précieux, et créer nous rend plus attentifs, tout comme être attentifs nous rend plus créatifs. Voilà un merveilleux serpent-arc-en-ciel qui mange sa propre queue-comète ! De plus, le processus créatif et la méditation sont des expériences, pas seulement des raisonnements ou des investigations du mental. Des expériences bien enracinées dans le corps, qui pourtant nous conduisent à l’Etre.
J’aime appeler l’art qui provient de la Source et en révèle l’espace numineux « Art Sourçant ». C’est une image qui est … jaillie spontanément lors d’une conversation avec mon ami et professeur de Qigong Wang Ting Jün. Dans la théorie qui décrit la forme particuliàre de Qigong que j’ai apprise avec lui, le Xing Shen Zhuang, on parle de Hun Yüan Qi (混元氣) ou « souffle vital primordial et indifférencié », qui serait à la fois l’origine et la trame invisible de tout ce qui existe. Une sorte d’Origine précédant tout concept, toute représentation et nomenclature, toute manifestation. Quand on puise à cette Source, le corps et les sens dansent avec fluidité, dans le Qigong tout comme dans le processus créatif – le pinceau à la main, par exemple, ou avec un appareil photo, ou une poignée d’argile. Et c’est une expérience de joie pure et de liberté, le mental est clair comme un ciel sans nuages. Il s’agit en fait d’une forme de méditation profonde.
Quand la respiration s’éteint, le mental se dissout, et tous deux entrent dans le Bonheur non-duel : c’est cela la méditation.
2.15 Saubhagya Lakshmi Upanishad, ou « Upanishad de la Déesse de la Prospérité »
En conclusions, je désire adresser à chaque lectrice et chaque lecteur mes meilleurs vœux pour un voyage à la découverte de l’émerveillement…
[1] [trad. Peintures du rien ou de quelque chose s’y approchant], Rothko, Possibilities 1, hiver 1947-1948, Oittenborn, New York, Schultz Inc. Publishers, 1947. Cette phrase est en fait elle-même une citation d’une critique antécédente, pas très favorable, que l’artiste et essayiste William Hazlitt adressa aux dernières peintures de William Turner.
[2] « Je suis comme une fenêtre ouverte: je rends la vision possible, mais je ne suis pas dans la vue ».
[3] Ou encore unité, symmétrie et vérité, pour citer John Ruskin dans un de ses textes sur William Turner (bien que je sois … « étymologiquement » alergique au mot « vérité »).
[4] « Le numinosum est ou bien la qualité d’un objet visible, ou bien l’influence d’une présence invisible qui détermine une modification caractéristique de la conscience ». Jung, Psychologie et Religion, Paris, Buchet/Chastel, 1958.
[5] “L’art véritable vient de la transparence, non pas de sentiments d’isolement, de séparation ou de désespoir ». Daphne Astor’s conversation with Rupert Spira on “Consciousness and the Role of the Artist.” Interview en anglais.